Médiation sereine
Parution 24.05.2016 - Lettre 68
Nous sommes souvent saisis de demandes de médiation, notre protocole de médiation est, à l'instar de celui de nos expertises, destiné à pacifier les communautés. Il s’agit donc de proposer aux acteurs impliqués d’engager les actions proportionnées aux faits de plagiat constatés, aux circonstances contextuelles du comportement révélé et aux principes fondamentaux de l’équité.
Dans le cas ci-dessous, un chercheur américain - appelons-le John - est plagié dans un article du journal Le Monde par un auteur français - appelons-le Jacques.
• John est un professeur, directeur de laboratoire dans une université de haut rang aux Etats-Unis.
• Jacques se présente comme un professeur rattaché à un établissement de bon rang dans le paysage français.
Nota bene : les dates ci-dessous sont modifiées, mais la chronologie et le délai entre les dates respectés.
Chronologie des faits | Nos commentaires |
1) Un échange infructueux • 20 mai 2015 : Un article publié par un professeur français est publié par le journal Le Monde. Il est signé de Jacques alors qu'il est entièrement (à part une phrase) fondé sur le travail de John, un chercheur américain. La seule référence à d'autres auteurs est : "des statistiques relevées dans les recherches américaines récentes". • 28 mai 2015 : John écrit un courriel au chef de la rubrique concernée du Monde lui expliquant que l'article publié est fondé sur ses recherches et il lui founit les références. Il demande que les lecteurs des versions papier et électronique en soient informés. Il ne reçoit aucune réponse à ce message. • 1er juin 2015 : La version en ligne de l'article est cependant amendée indiquant en référence les deux articles de John. Mais Jacques est toujours décrit comme étant la personne qui a “a collecté les statistiques permettant de capter" (sic) le phénomène décrit. |
1) La perspective interactionniste Nous sommes ici dans deux systèmes référentiels distincts. Dans son email, John ne cite pas ses titres académiques, alors qu'il est professeur et directeur d'un laboratoire prestigieux. Or, la France est un pays où il convient de faire "étalage" de tous ses titres pour être respecté. Aux Etats-Unis, ce n'est pas nécessaire. L'absence de réponse à ses messages ne peut pas être décodée par John qui n'a pas signifié ses titres universitaires. |
2) Escalade potentielle du conflit • 15 juin 2015 : John écrit une description de chaque groupe de données sur lesquelles se fonde l'article de Jacques. Il démontre que, à part une phrase qui parle du contexte français, l'article est directement fondé sur ses travaux. Il demande donc explicitement au Monde : - de modifier la présentation de Jacques comme étant la personne qui a collecté les données, - de publier une lettre d'excuses, - de lui donner l'opportunité de publier un article de la même longueur dans cette rubrique du Monde. • 16 juin 2015 : John reçoit un courriel du responsable du Monde Economique, qui indique : “Ces sources ont été rajoutées dans la version électronique de l’article de M. Jacques à la suite de votre première demande. Il est bien entendu impossible, par définition, de les rajouter dans la version print.’’ |
2) La perspective fonctionnaliste Toute communication revêt un sens au niveau du fond et de la forme. Les récipiendaires de courriels les « entendent » en fonction de leur état d’esprit ou de leur connaissance relative du propos lors de la réception. John est excédé par l'absence de réponse à sa demande légitime. Il adopte alors un ton purement fonctionnel.
La réponse du responsable éditorial est minimaliste et ne traite absolument pas du fond du problème : la blessure de John. Il aurait pu ajouter la phrase : "Votre demande a retenu ma meilleure attention et je suis à votre écoute..." |
3) La demande de médiation • 16 juin 2015 : Nous recevons aussitôt cette demande : "Dear Professor Bergadaa, As the acknowledged specialist in the francophone world on plagarism, I hope you can give us some advice on an issue that has arisen in the past few weeks in relation to an article in the French newspaper, Le Monde. To explain our dilemma, I will try to explain the sequence of events as clearly as possible and I have attached all the relevant documents..." |
3) Le début du travail Il n'est pas difficile de chercher sur l'Internet qui sont les personnes qui nous interpellent. Mais le ton aussi des messages nous permet de déceler très rapidement le signifié. Ainsi, nous avons apprécié la phrase de John : "To explain our dilemma, I will try to explain..." |
4) Proposer le cadre de la médiation • 18 juin 2015 : Nous commençons à analyser les attitudes des protagonistes : - Qui sont John et Jacques et quels sont leurs intérêts respectifs ? - Qui est le dirigeant de l'établissement de Jacques et quelle a été son attitude dans des cas ayant affecté son établissement par le passé ? - Quelle est la posture du responsable éditorial concerné au journal Le Monde ?
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4) La perspective systémique Très vite nous constatons que : - Jacques est un professeur à la retraite qui n'a pas de visée carriériste. - Le directeur d'établissement avait été "secoué" par une affaire il y a 5 ou 6 ans et souhaite, évidemment, ne pas être entraîné dans un autre cas problématique. - Le Monde est en position inconfortable. Le responsable ne va agir que s'il a les garanties de ne pas se tromper. |
5) Reformuler le cœur du problème • 22 juin 2015 : John, à notre suggestion, écrit au directeur de l'établissement de Jacques, en copie nous-même et le rédacteur du Monde. "Monsieur le Directeur, Puisque le journal le Monde ne souhaite pas répondre positivement à ma demande, je vous demande de m'appuyer dans une démarche de réparation de l’usurpation de mon travail et de mes analyses. 1. J’ai pris connaissance d’un article publié dans « Le Monde » du 20 mai 2015 dans lequel un professeur de votre établissement, Jacques, utilise sans modération et sans références les résultats de mes travaux de recherche. Après un message de réclamation à un éditeur de ce journal, trois références ont été ajoutées à la version en ligne de cet article. 2. Cependant, Jacques continue à être décrit par le journal en ligne comme étant la personne qui a collecté ces données, ce qui est de toute évidence faux. Pour vous permettre d’évaluer l’ampleur de l’utilisation de mes travaux, je vous mets en pièce jointe la lettre que j’ai adressée à « Le Monde » avec les détails de l’article de Jacques et les sources exactes des articles dont l’auteur s’est servi sans donner ses sources. 3. Dans le journal « Le Monde », je souhaite que mon nom apparaisse comme la personne qui a collecté ces données et que cela soit fait le plus rapidement possible. Je souhaite également voir publier des excuses ou avoir accès à un droit de réponse dans la version papier de « le Monde » pour avoir publié cet article dans la version papier sans avoir vérifié les sources des données utilisées." |
5) La mise en place du protocole de médiation Pour reformuler le problème, il faut permettre à chacun de mettre le cas en perspective, donc de répondre à des questions telles que : a) En quoi ce dilemme vous empêche-t-il de devenir ce que vous souhaitez ? b) Quels sont vos vrais objectifs et vos motivations ? c) Qu’est-ce que vous attendez de cette situation ? Ici, nous avons opté pour demander de l'aide - et non attaquer - auprès du directeur de l'établissement de rattachement de Jacques. Dans une approche interactionniste, il est essentiel, en effet, que personne ne "perde la face". (voir le cas inverse d'agression d'un chef d'établissement par une personne plagiée). |
6) Etablir un consensus • 23 juin 2015 : le Rédacteur en chef de la rubrique du journal Le Monde répond à John (copie nous-même et le directeur d'établissement de Jacques) : "Conformément à votre demande (votre mail du 28 mai), nous avons ajouté les références que vous indiquez dans la version électronique du papier de Jacques. Il était bien entendu impossible de les ajouter après coup dans la version papier. Je tiens à signaler que nous avions demandé le 20 mai à Jacques quelles étaient les sources utilisées pour son article. Nous avons donc ajouté ces sources dans la version électronique. Dans un second temps, nous avons ajouté celles que vous nous avez indiquées. Le Monde ne peut se substituer aux auteurs qu'il publie dans le mode de rédaction de leurs articles, nous ne pouvons que demander des précisions, ce qui a été fait. Le reste ne concerne donc que Jacques. Nous sommes en revanche tout à fait disposés à ouvrir nos colonnes à un article de votre part sur un sujet de votre choix. Les longueurs standard sont soit de 4000 signes, soit de 5500 signes, espaces compris."
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6) La médiation et le retour au calme A partir du moment où John a pris la peine d'exprimer sa demande au directeur de l'établissement de Jacques en nous mettant en copie, le rédacteur du Monde a compris que John était crédible. Il indique avoir agi en ayant demandé à Jacques ses sources et en ayant ajouté celles de John. Il indique les mesures de réparation. Et il propose d'agréer la demande de John de lui ouvrir ses colonnes, non pour une réponse à l'article de Jacques, mais pour s'y exprimer sur le sujet de son choix.
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7) Clore • 23 juin 2015 : Nous répondons aussitôt aux trois acteurs : Grand merci de vos efforts pour pacifier les communautés. Je me permets de souligner :
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7) Mise en exergue de la réussite collective Certes, il n'y aura pas d'excuses, mais John ne va pas s'acharner sur une personne et va aller de l'avant pour écrire à son tour dans Le Monde.
Le fait de faire un message collectif permet d'indiquer clairement qu'il n'y a pas de coupables mais bien une solution collaborative faisant progresser la connaissance de notre système académique. |
8) Echange "off" • 23 juin 2015 : Du directeur de l'établissement de Jacques à nous-mêmes : " Je vous remercie pour vos mails et je vais faire diligence afin que ces erreurs ne se reproduisent pas, je préviens Jacques immédiatement. Je ne doute pas que l’auteur n’avait pas l’intention de nuire, il a manqué de précision, je pense." • 23 juin 2015 : de nous-mêmes au directeur de cet établissement : "Je le crois aussi. Je suis allée regarder son profil sur LinkedIn. Il ne me semble pas avoir d'enjeu de carrière en vue, mais l'envie de diffuser de la connaissance." |
8) Renforcement positif Embrayant sur notre message positif, le directeur de l'établissement de Jacques indique qu'il va agir. Nous abondons dans son sens, pour indiquer que l'affaire est terminée. |
9) Conclusion • 8 septembre 2015 : Un professeur de France nous écrit : " Veuillez trouver ci-joint un article de John paru dans Le Monde la semaine dernière. Je n'ai pas de doute que les réactions rapides et positives sont le résultat direct de votre implication dans cette affaire. J'ai beaucoup apprécié la diplomatie et la justesse de votre communication par la suite. Pour sa part, je pense que Professeur John est réconcilié avec le monde académique français. La publication d'un tel article au nom de Professeur John dans ce journal va contribuer à faire reconnaître son expertise à sa juste valeur auprès d'un public plus large en France. En vous souhaitant bonne continuation avec vos efforts de soutenir les chercheurs qui se retrouvent dans ces mêmes difficultés, je reste à votre disposition si jamais je peux vous être utile à mon tour."
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9) Métacommunication La métacommunication se produit au niveau des messages échangés mais aussi au niveau de la relation entre protagonistes antérieure à la communication. Ici, John avait certainement un a priori négatif à l'égard des Français. Il est utile d'avoir vécu sur les deux côtés de l'Atlantique pour savoir lever les freins subjectifs avant de commencer le travail de médiation. Le fait que des témoins de la médiation aient à leur tour envie de s'engager dans notre problématique est une preuve de plus de la réussite de l'action et de l'apaisement retrouvé. Si seulement tout pouvait se résoudre par de la médiation... |