20.03.2009

Chère Michelle Bergdaà,

Je n’ai jamais été confronté, ni en tant que producteur, ni en tant que « victime », au plagiat. Cela ne m’empêche pas d’avoir pris connaissance régulièrement, depuis environ un an (si mes souvenirs ne me font pas trop défaut), de votre action en ce domaine. Il suffit d’avoir les oreilles ouvertes et les yeux scrutateurs pour se rendre compte que les problèmes que vous soulevez sont récurrents depuis qu’Internet est devenu un outil commun : combien de collègues enseignants se plaignent effectivement de la propension des étudiants à « copier/coller » ? Combien de fois ai-je « souri » en relisant un devoir rendu où la typographie me permettait de détecter sans erreur possible la source « toilée » du contenu ? Les faits que vous décrivez sont difficilement contestables, mais je n’ai cependant pas exactement la même analyse que vous.

En effet, vous affirmez en début de votre texte que « si tous admettent la gravité de cette crise de la connaissance, rien ou presque ne bouge. Pourquoi ? Je pencherais pour un manque d’énergie qui se manifeste d’abord dans la paresse des enseignants à remettre en question leur métier en mutation. … à l’heure où Wikipédia est la source immédiate de référence de nos étudiants, combien d’entre nous ont seulement vérifié la fiabilité de définition des concepts qui constituent la trame de notre enseignement ? »

Or, la paresse n’explique rien ; au mieux elle naturalise des comportements (durant les années 1990-2000, un certain nombre d’intellectuels et d’institutions ont bâti leurs approches du chômage sur la prétendue paresse des chômeurs…). Les professeurs, les chercheurs, les étudiants ne sont en rien « paresseux ». Au contraire, ils travaillent beaucoup, ils dépensent beaucoup d’énergie. Mais comme tout travailleur confronté à une situation nouvelle porteuse de fortes tensions, chacun fait face comme il le peut avec les moyens mis à sa disposition : or, dans le cas présent, la nécessité absolue de réussir vite, bien et de manière répétitive pour accroître son capital académique et son « employabilité » (selon le credo néolibéral) constitue un aiguillon rendu nécessaire par le fonctionnement du système d’enseignement supérieur et de recherche. D’un côté donc, les plagieurs plagient, car techniquement, éthiquement et intellectuellement ils le peuvent. C’est condamnable, bien évidemment. Mais en agissant de la sorte, ils font un pari : celui de ne pas se faire prendre et de tirer un avantage du « délit ». Malheureusement, dans tout domaine existent des individus contrevenant aux règles établis, soit parce qu’ils en connaissent parfaitement les rouages, soit parce qu’ils n’en mesurent ni les implications pratiques et morales, ni les risques.

En disant cela, je ne cherche bien évidemment pas à me montrer cynique ou à excuser quelque comportement délictuel que ce soit. Car l’on ne doit pas oublier que, de l’autre côté, les plagiés et les enseignants subissent le plagiat, c’est-à-dire voient leurs efforts professionnels en partie entravés. Et les moyens de se défendre contre cette entrave donnent une impression d’attente. Et pour cause ! Comme vous l’écrivez plus loin dans la « Lettre » : « nos systèmes académiques et leurs dirigeants n’ont pas tous saisi que le plagiat via Internet est intrinsèquement lié à notre mode de recherche et de production de connaissance. Ils continuent à opter pour une perspective manichéenne et ils optent pour des procédures et des sanctions “personnelles et confidentielles”. Le seul résultat de ce comportement est de blesser celui qui, pris par hasard, est sanctionné et leur effet sur le système est totalement insignifiant. »

Nous sommes ici bien loin de l’explication « comportementaliste ». La « paresse » cède le pas au fonctionnement d’un champ pris dans des turbulences qui paralysent (pour le moment) toute réponse collective, au risque de remettre en cause beaucoup d’intérêts, y compris politiques. Ne demeurent alors que des réponses individuelles isolées, devant les tribunaux par exemple, ou, pour les enseignants, des systèmes bricolés de manière à gérer la relation d’enseignement (les instances universitaires françaises ne sont pas promptes à fournir de l’aide pédagogique aux enseignants qu’elles recrutent ; pourquoi le seraient-elles davantage à en procurer en période de déstabilisation ?).

Votre action et celles intentées en plagiat contribuent à secouer cette « inertie institutionnelle » et à organiser un embryon de réponse concertée qu’il convient de développer en rassemblant les idées et les pratiques déjà existantes pour les discuter, avant de les formaliser collectivement. Faisons le pari que les autorités compétentes prendront finalement en compte la nécessité de stopper cette ridicule course au temps raccourci sapant les fondements de l’approche scientifique. Même si les évolutions en cours dans la recherche française, en matière de publication notamment, laissent augurer une période de renforcement de cette tendance productiviste plus ou moins scrupuleuse.

Bien cordialement,

Stéphane Le Lay
Sociologue du travail
Ingénieur d’études au CNRS

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